“Catarina et la beauté de tuer des fascistes” : du théâtre-réalité qui dérange
Comment combattre les idées d’extrême-droite qui ressurgissent en Europe ? Comment annihiler la violence des mots, ceux des actes, autrement que par la violence réciproque ? La démocratie, l’échange sont-ils encore opérants dans des situations de dictature politique ? Sous la houlette de Bertolt Brecht, Tiago Rodrigues nous entraîne dans un dilemme cornélien -les armes ou les mots- incarné sur le plateau par deux situations radicalement opposées par le biais d’une dystopie effrayante qui nous fait sortir de notre zone de confort.
Rite sanglant
Depuis maintenant plus de 70 ans, la famille de Catarina Eufémia, cette dernière ayant été assassinée par les fascistes en 1954 durant la dictature de Salazar, perpétue une vengeance ancestrale en tuant, chacun leur tour, un fasciste capturé. Nous sommes en 2028 et cette tradition perdure dans ce sud du Portugal près du petit village de Baleizão. C’est jour de fête aujourd’hui car l’une des principales plumes du parti nationaliste arrivé au pouvoir récemment, un député qui sort juste de l’Assemblée, vient d’être kidnappé et gardé au frais dans une chambre, son téléphone portable jeté dans le lac. Tous les membres de la famille de Catarina, habillés d’une jupe, en hommage à l’ancêtre assassinée, attendent cette vengeance mortelle en dégustant des pieds de porcs assaisonnés aux épices. C’est la plus jeune des filles, Catarina, qui doit accomplir ce rite. On chante, on s’embrasse, on danse, la lumière du soleil se fait chaude et orangée dans le jardin de chênes liège qui verra l’exécution s’accomplir et le cadavre enterré, comme des dizaines d’autres, sous la racine d’un chêne.
Liberté
Mais la jeune fille, au moment d’appuyer sur la gâchette, hésite, pour finalement refuser cette mise à mort. Malgré les discours du père et de l’oncle, qui opposent la violence des fascistes à la faiblesse et l’inaction des mots et des dialogues. « La chienne du fascisme est toujours en chaleur », citation de Brecht qui opposait la mollesse de la bourgeoisie durant la montée du Nazisme, est citée par l’un des oncles dans la pièce. On raisonne la jeune fille, et sa soeur, sa mère (Isabel Abreu), amazone fiévreuse, la convainquent de passer à l’acte pour ne pas trahir leur ancêtre et pour couper court à toute illusion. Et c’est l’un des moments les plus forts du spectacle que de voir s’affronter ces deux femmes, mère et fille, autour de la nécessité de passer au terrorisme quand les idées, les mots, les manifestations et les discours ne sont plus opérants. Comment désobéir à une telle pression fanatique et raisonnée – tuer celui qui tue notre liberté- et comment y opposer le concept le plus fragile, le moins convaincant : le doute ?
Doute
Tandis que le doute, la réflexion s’instillent dans la tête et le coeur de la jeune fille, les autres membres de la famille s’agitent autour de la maison de bois traversée de lumière imaginée par F.Ribeiro dans de belles lumières de Nuno Meira. Mais la pression, la folie est la plus forte, et tous périront de cette mortelle et saine hésitation, quand seul le député, encore vivant et gonflé d’amertume, jettera au public médusé la violence d’un discours effrayant, gorgé d’autoritarisme, d’homophobie, de morale religieuse et de racisme, pétri de rancunes liberticides et de harangues protectionnistes. Un discours hérité de l’Estado Novo de Salazar, mort en 1970, mais qui reste la matrice de tous les mouvements d’extrême-droite. A ce moment-là, le choc du réel nous ramène au malaise, puisque nous assistons impuissants à la charge nauséabonde servie durant une vingtaine de minutes. Certains spectateurs sortent, d’autres hurlent, ou témoignent bruyamment de leur mécontentement. La durée et la lourdeur du propos dérange forcément, les acteurs sont comme toujours remarquables. Mais faut-il en passer par de telles extrémités pour nous faire réagir, endormis et inconscients que nous sommes ? Cette création du nouveau directeur du Festival d’Avignon témoigne en tous cas de son inquiétude et interroge l’art théâtral.
Hélène Kuttner
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